23 novembre 2024

APST – légalité et légitimité: une réflexion de Dominique Bourg

 Une réflexion de Dominique Bourg, parue dans le journal Le Monde du 30 octobre 2014, est intéressante:

Des oppositions à Creys-Malville, le permis de recherche des gaz de schiste, le barrage Conflan – Varambon pour notre région sont-ils légitimes?

Les luttes écologiques sont révélatrices de la décrépitude de nos institutions démocratiques

Le Monde.fr | 30.10.2014

professeur à la faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne.
Il est notamment l’auteur de Quand l’écologie politique s’affiche (Poil de carotte, 144 pages, 34 euros)

L’affaire du barrage de Sirvens, avec un mort, qui plus est lié à la cause nantaise, fait remonter à la mémoire les quarante années passées de luttes écologiques.
Le dernier mort remonte aux combats antinucléaires de Creys-Malville (juillet 1977) et de l’opposition alors très forte au surgénérateur Superphénix. Technique très délicate – et c’est le moins qu’on en puisse en dire – puisque le fluide caloporteur retenu avait été le sodium, lequel explose tant au contact de l’eau que de l’air.

Très bel exemple d’une opposition frontale entre légalité et légitimité.

Le gouvernement français et EDF avaient alors procédé tout à fait légalement, mais la légitimité d’une telle installation, à savoir le fait qu’elle soit acceptée par le public, qu’il en perçoive le bien fondé et l’intérêt pour le plus grand nombre, était un combat perdu d’avance. Le surgénérateur paraissait irrémédiablement le rejeton de docteurs Folamour. N’étaient le centralisme jacobin, le scientisme de l’époque et le respect qu’inspiraient alors aux yeux du grand nombre les institutions républicaines, une telle décision ne serait jamais passée.

Et d’ailleurs elle n’a pu s’imposer qu’en France…

Quid en général du conflit entre légalité et légitimité dans les luttes écologiques ?

Les combats écologiques font leur entrée sur la scène française dès le tout début des années soixante-dix autour des questions nucléaires.

À un moment donné s’agrègent des forces différentes, d’anciennes associations alertant depuis longtemps l’opinion eu égard aux effets des rayonnements ionisants, une frange contestataire de très haut niveau de la communauté scientifique, conduite par le médaillé Fields Grothendieck et son mouvement Survivre et vivre, avec à l’arrière-plan les analyses d’Ellul ou de Mumford, des naturalistes, les Amis de la Terre, une figure visionnaire comme Pierre Fournier et son porte-voix – Charlie Hebdo –, l’esprit contestataire de l’époque, etc.
Et l’incendie des consciences se dissémine.

Tout ce monde est plus inspiré par Gandhi ou encore par l’Américain Thoreau et son appel à la désobéissance civile que par Trotski ou la CGT, et la non-violence est une valeur fondamentale. En outre, à la différence des luttes sociales et syndicales traditionnelles, les aspects corporatistes sont peu présents. Le combat est alors relativement universaliste.

DÉFENDRE LES GRANDES CAUSES UNIVERSELLES

L’abcès de fixation de ces tout débuts de l’écologie politique sera le Larzac.
Or, force est ce constater que le combat sera alors victorieux, parce que la configuration n’est plus du tout universaliste, ou au moins plus générale, en opposition à une technologie particulière, comme le nucléaire civil.
Le Larzac ce sont d’abord les paysans du Causse en lutte contre l’extension d’un camp militaire.

Dès lors l’opposition entre légalité et légitimité apparaît sous un jour très particulier.

La légalité fait en l’occurrence figure de procédure froide et lointaine, écrasant les intérêts des premiers concernés, les paysans locaux, pour un projet militaire dont l’utilité publique ne parvient pas à s’imposer avec évidence. On connaît la suite.

C’est en un certain sens aussi le cas de figure de Notre-Dame-des-Landes. Là encore la présence des agriculteurs aux premières loges des expropriations induites par la construction d’un nouvel aéroport est décisive. Ce sont là encore les premiers concernés qui refusent la décision légale.

Et là aussi la légitimité du projet est en termes d’intérêt public très contestable, qui plus est dans un contexte de lutte prétendue contre le changement climatique.
A une différence près, une part de la population nantaise est probablement favorable au projet de nouvel aéroport.

En revanche, on rencontre moins d’énergie… et beaucoup moins d’acteurs quand il s’agit de défendre les grandes causes universelles du type climat ou biodiversité, alors même qu’elles commencent insensiblement à avoir un impact et qu’elles finiront par pourrir fatalement notre quotidien.

La fameuse marche internationale pour le climat d’il y a quelques semaines a certes mobilisé des dizaines de milliers de personnes de par le monde, mais une goutte d’eau eu égard aux intérêts en jeux et aux 7,3 milliards de terriens concernés.

C’est le piège écologique contemporain : les dégradations n’interpellent plus nos sens, et ne le feront que lorsque nous ne pourrons plus revenir en arrière.
C’est le calvaire du démocrate : il n’est ni possible ni souhaitable de changer les choses de façon autoritaire, ce serait même absurde et inefficace de changer la donne sans que les gens le comprennent et le désirent ; et les conditions sensibles de cette compréhension n’adviendront qu’après la bataille.

Quid plus généralement de l’opposition entre légalité et légitimité ?

Il est rarissime que la légalité suffise à rendre une décision légitime. La légitimité en question est par définition inséparable des caractéristiques de la décision et de son contexte.
Pour qu’un barrage soit légitime, il ne suffit pas qu’un élu en décide. Il faut que le dossier sur lequel il s’appuie soit scientifiquement et technologiquement solide, qu’il soit au fait des intérêts en cause et qu’ils les aient consultés.
La légitimité est ainsi le fruit d’une construction démocratique complexe.

Que la France soit la championne des blocages, des conflits de toutes sortes est très probablement le meilleur indicateur de la décrépitude de ses institutions démocratiques et de leur inadéquation.

Là où la démocratie est sourcilleuse, on ne fait pas passer au parlement un traité constitutionnel refusé par référendum, on ne se fait pas élire sur un programme au rebours de son action publique, les élus sont plus nombreux et reflètent mieux la diversité de la société, et enfin on prend la décision à la bonne échelle, au plus près de ceux qui seront acteurs et concernés.

Dominique Bourg
professeur à la faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne.
Il est notamment l’auteur de Quand l’écologie politique s’affiche (Poil de carotte, 144 pages, 34 euros)